l'évolution des civilisations
Courrier international - n° 777 - 22 sept. 2005
A l’aube de ce nouveau millénaire, New York est la première ville du monde, la capitale officieuse de la planète Terre. Mais pour que nous, les New-Yorkais, ne devenions pas trop imbus de nous-mêmes, peut-être aurions-nous intérêt à regarder du côté de Kaifeng, une ville du centre de la Chine passablement délabrée. En l’an 1000, cette cité ancienne construite sur le fleuve Jaune était de loin la ville la plus importante du monde. Et, si vous n’en avez jamais entendu parler, il s’agit d’un bon avertissement pour les Américains.Les Etats-Unis, unique superpuissance planétaire, semblent considérer leur domination mondiale comme un fait acquis. Mais, lorsqu’on regarde le cours de l’histoire, on est frappé de voir à quel point la suprématie peut être précaire, en particulier dans le cas des villes. Si je devais remonter dans l’histoire et dire quelles furent les villes les plus importantes du monde, en 2000 av. J.-C., ce serait Ur, en Irak ; en 1500 av. J.-C., peut-être Thèbes, en Egypte ; en 1000 av. J.-C., aucune cité n’était prépondérante ; en 500 av. J.-C., ce serait Persépolis, en Perse. En l’an 1 de notre ère, Rome ; vers 500, peut-être Chang’an, en Chine ; en 1000, Kaifeng, en Chine également ; en 1500, sans doute Florence, en Italie ; en 2000, New York ; et, en 2500, probablement aucune d’entre elles. Aujourd’hui, Kaifeng, une ville pauvre et sale, n’est même pas capitale de la province [du Henan] et ne possède même pas d’aéroport. Ce triste état met en évidence les revers de fortune que peut connaître une ville. Au XIe siècle, à l’époque où Kaifeng était la capitale de la Chine des Song du Nord [960-1126], sa population dépassait le million d’habitants, alors que Londres n’en comptait que 15 000. En parcourant la région et en demandant aux habitants pourquoi, à leur avis, un centre international d’une telle envergure était tombé si bas, j’ai perçu une forte jalousie à l’égard de New York. Un homme m’a confié qu’il se disposait à passer clandestinement aux Etats-Unis en versant 25 000 dollars à un gang, mais bon nombre d’habitants assuraient que la Chine s’apprêtait à rebondir et à retrouver son ancien leadership mondial. “La Chine est en plein essor”, se flattait Wang Ruina, une jeune paysanne des alentours de la ville. “Donnez-nous quelques décennies, et nous rattraperons et même nous dépasserons les Etats-Unis.” Cette femme n’a pas tort. Pendant plus d’un siècle, les Etats-Unis ont été la première puissance économique du monde, mais la plupart des prévisions montrent que la Chine nous surpassera d’ici une quinzaine d’années en termes de parité de pouvoir d’achat. Quels enseignements New York peut-elle donc tirer d’une ville comme Kaifeng ? Le premier est l’importance de conserver une avance technologique et de mener une bonne politique économique. Si l’empire du Milieu a pu prospérer, c’est en partie grâce à une politique favorable à la croissance et aux échanges, ainsi qu’à des innovations technologiques, comme le soc de charrue à versoir, l’imprimerie et le papier-monnaie. Mais, par la suite, le pays a tourné le dos aux échanges et au commerce, et le revenu par habitant a stagné pendant six cents ans. Un autre enseignement est le danger de faire preuve d’un orgueil démesuré, car, dès que la Chine a commencé à penser qu’elle n’avait rien à apprendre du reste du monde, ce fut le début de la fin. A tous ces égards, les Etats-Unis m’inquiètent. Notre gestion économique manque tellement de rigueur que, à long terme, il nous sera impossible de faire face aux subventions agricoles et aux déficits budgétaires. Notre technologie est forte, mais les écoles publiques américaines sont médiocres en mathématiques et en sciences. Et le manque d’intérêt des Américains pour le reste du monde est à l’opposé de la fougue, de la volonté et de la détermination qui poussent la Chine sur le devant de la scène. Sur la rive du fleuve Jaune, j’ai rencontré Hao Wang, un paysan de 70 ans, qui n’avait jamais mis les pieds dans une école. Il ne savait même pas écrire son nom, mais il en allait tout autrement pour sa progéniture. “Deux de mes petits-fils sont à l’université”, m’a-t-il lancé avec fierté, avant de me parler de l’ordinateur qu’il avait chez lui.
L’histoire de Kaifeng devrait nous inciter à lutter pour renforcer notre avance technologique, nos atouts en matière d’enseignement et notre politique de croissance. Car, si nous nous reposons sur nos lauriers, même une ville de l’envergure de New York peut finir en Kaifeng-sur-Hudson.